Today, Monday 17 April 2023
Web, paper, scissors
PHOTO FOURNIE PAR L’ONF
La librairie El Ateneo Grand Splendid à Buenos Aires, en Argentine, que l’on peut voir dans le documentaire Au-delà du papier
Chantal Guy La Presse
Every newspaper in the world is toying with the idea of going paperless, and in that sense my own newspaper was at the forefront of going all-digital, which allowed it to survive the post-crisis media crisis. arrival of GAFAM (Google Apple Facebook Amazon Microsoft). I felt no regret during this passage, even if I tell myself that future generations will no longer be able to come across one of my printed articles by finding old newspapers in an attic.
It's hard to take a step back from a revolution when we're in the midst of it, but no one will dispute that there has been one since the advent of the internet, which some consider to be the greatest upheaval we have lived since the invention of Gutenberg's movable-type printing press.
This is the vast subject at the heart of the very beautiful documentary Beyond Paper by Oana Suteu Khintirian, in which she asks many questions that remain open. What will become of human memory when it will only rely on external media, which was already worrying Socrates in his time? Doesn't the disappearance of handwriting in favor of keyboards cut us off with a creative gesture, when we know that learning also involves the whole body? Are we putting ourselves in danger by creating huge digital archives that are threatened by the rapid obsolescence of technologies, unlike those manuscripts that have survived the centuries? But don't these technologies also allow us to protect them?
The big question is: What do we want to preserve, what do we want to pass on? In this quest that took her a decade, the Romanian director of Armenian descent who now lives in Montreal is inspired by the letters of her ancestors written at the end of the 19th century — a century that indexes the fate of her family, now scattered all over the world. Precious documents for her and her relatives, who are wondering how to keep them, because they explain this dispersion, from the Armenian genocide in Turkey, to the exodus to Romania, passing through immigration after the Romanian revolution of 1989. The director's interest in the protection of material archives comes from her mother, who never recovered from the fire at the library in Bucharest where she worked. She still mourns those thousands of books gone forever.
Beyond Paper is an impressionist documentary (notably with Radiohead on the soundtrack), visually magnificent, which takes us on a journey through the most beautiful libraries in the world.
From the old town of Chinguetti in Mauritania, where the Habott clan library houses manuscripts copied from books from the legendary vanished library of Alexandria, to Buenos Aires where we discuss with Maria Kodama (who passed away last March), widow of the writer Jorge Luis Borges, who foresaw the invention of the web with his Library of Babel, passing through Italy, France, Romania and San Francisco, where for years this crazy and probably impossible dream has been attempted, to preserve the digital memory of humanity at the Internet Archive, at the rate of one billion "pages" per week.
We end up understanding that we are in a fragile and pivotal period, where all media, material and virtual, rub shoulders, without knowing which will survive best, because everyone agrees that not everything can be saved, which plunges us into a strange melancholy. This is also based on uses, and it is not excluded that human beings will want to keep what makes the most sense to them in the future. A short detour to Moleskine's offices in Italy confirms the immense popularity of these famous notebooks, which are used as much for writing as for drawing, in a kind of "ecology of the mind", and sometimes you don't have have more than that to approach happiness. Millions of years of evolution cannot lead to our hand only "scrolling" on an iPhone...
As the mathematician and philosopher of science Sha Xin Wei reminds us, while cyberspace seems to be infinite and promises everyone freedoms "in this space, there is no place,” that is to say that there is no There, no beginning, no end, no center, quite the opposite of libraries which have the advantage of bringing us together physically with others and with knowledge. This is perhaps also why in history, men have often wanted to burn them. Tomorrow, it may be artificial intelligence that will be virtual fires, who knows?
Beyond Paper, a documentary by Oana Suteu Khintirian, is presented at the Cinémathèque québécoise. The director will be present at the screenings on April 7, 9 and 10 to answer questions from moviegoers.
Aujourd’hui, lundi 17 avril 2023
Web, papier, ciseaux
PHOTO FOURNIE PAR L’ONF
La librairie El Ateneo Grand Splendid à Buenos Aires, en Argentine, que l’on peut voir dans le documentaire Au-delà du papier
Tous les journaux du monde jonglent avec l’idée d’abandonner le papier, et en ce sens, mon propre journal était à l’avant-garde en devenant entièrement numérique, ce qui lui a permis de survivre à la crise des médias après l’arrivée des GAFAM. Je n’ai ressenti aucun regret lors de ce passage, même si je me dis que les générations futures ne pourront plus tomber sur un de mes articles imprimés en trouvant de vieux journaux dans un grenier.
Malgré tout, je demeure attachée au papier, comme en témoignent les centaines de livres que je persiste à conserver chez moi, et mon obsession pour les petits carnets Moleskine dans lesquels je gribouille des notes en pattes de mouche, que personne ne peut déchiffrer. Je possède aussi un coffre qui contient ma correspondance écrite du monde d’avant les courriels, où il n’y a pratiquement plus eu de nouvelles archives depuis les années 2000.
Il est difficile de prendre du recul sur une révolution quand nous sommes en plein dedans, mais personne ne contestera qu’il y en a une depuis l’avènement de l’internet, que d’aucuns considèrent comme le plus grand bouleversement que nous ayons vécu depuis l’invention de l’imprimerie à caractères mobiles de Gutenberg.
Voilà le vaste sujet au cœur du très beau documentaire Au-delà du papier d’Oana Suteu Khintirian, dans lequel elle pose de nombreuses questions qui demeurent ouvertes. Que deviendra la mémoire humaine quand elle ne reposera plus que sur des supports externes, ce qui inquiétait déjà Socrate en son temps ? La disparition de l’écriture à la main au profit des claviers ne nous coupe-t-elle pas d’un geste créatif, quand on sait que l’apprentissage passe aussi par le corps tout entier ? Nous mettons-nous en danger en créant d’immenses archives numériques qui sont menacées par la rapide obsolescence des technologies, au contraire de ces manuscrits qui ont réussi à traverser les siècles ? Mais ces technologies ne nous permettent-elles pas aussi de les protéger ?
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La grande question étant : que voulons-nous préserver, que voulons-nous transmettre ? Dans cette quête qui lui a pris une décennie, la réalisatrice roumaine d’origine arménienne qui vit aujourd’hui à Montréal s’inspire des lettres de ses ancêtres écrites à la fin du XIXe siècle qui racontent le destin de sa famille éparpillée aujourd’hui un peu partout dans le monde. Des documents précieux pour elle et ses proches, qui se demandent comment les conserver, car ils expliquent cette dispersion, du génocide arménien en Turquie, à l’exode en Roumanie, en passant par l’immigration après la révolution roumaine de 1989. L’intérêt de la réalisatrice pour la protection des archives matérielles lui vient d’ailleurs de sa mère, qui ne s’est jamais remise de l’incendie de la bibliothèque de Bucarest où elle travaillait. Elle pleure encore ces milliers de livres disparus pour toujours.
Au-delà du papier est un documentaire impressionniste (avec notamment Radiohead en bande sonore), visuellement magnifique, qui nous fait voyager au sein des plus belles bibliothèques du monde.
De la vieille ville de Chinguetti en Mauritanie, où la bibliothèque Habott abrite des manuscrits recopiés de livres provenant de la célèbre bibliothèque disparue d’Alexandrie, à Buenos Aires où l’on discute avec Maria Kodama (disparue en mars dernier), veuve de l’écrivain Jorge Luis Borges qui avait pressenti l’invention du web avec sa Bibliothèque de Babel, en passant par l’Italie, la France, la Roumanie et San Francisco, où depuis des années, on tente ce rêve fou, et probablement impossible, de préserver la mémoire numérique de l’humanité chez Internet Archive, à raison d’un milliard de « pages » par semaine.
On finit par comprendre que nous sommes dans une période fragile et charnière, où tous les supports, matériels et virtuels, se côtoient, sans savoir lesquels survivront le mieux, car tous s’entendent pour dire que tout ne pourra pas être sauvé, ce qui nous plonge dans une étrange mélancolie. Cela repose sur les usages aussi, et il n’est pas exclu que les êtres humains veuillent dans l’avenir garder ce qui a le plus de sens pour eux. Un petit détour dans les bureaux de Moleskine en Italie confirme d’ailleurs l’immense popularité de ces célèbres carnets qui servent autant à écrire qu’à dessiner, dans une sorte d’« écologie de l’esprit », et il ne faut parfois pas plus que ça pour approcher le bonheur. Des millions d’années d’évolution ne peuvent tout de même pas aboutir à ce que notre main ne fasse que « scroller » sur un iPhone…
Comme le rappelle le mathématicien et philosophe des sciences Sha Xin Wei, si le cyberespace semble être infini et promettre toutes les libertés, « dans cet espace, il n’y a pas lieu », c’est-à-dire qu’il n’y a ni début, ni fin, ni centre, tout le contraire des bibliothèques qui ont l’avantage de nous réunir physiquement avec les autres et le savoir. C’est peut-être pour ça aussi que dans l’histoire, les hommes ont souvent voulu les brûler. Demain, ce sera peut-être l’intelligence artificielle qui fera des incendies virtuels, qui sait.
Au-delà du papier, documentaire d’Oana Suteu Khintirian, est présenté à la Cinémathèque québécoise. La réalisatrice sera présente aux séances des 7, 9 et 10 avril pour répondre aux questions des cinéphiles.
Le fameux «virage numérique» s’accélère depuis quelques années. On le vit dans nos médias, dans nos écoles et dans nos habitudes quotidiennes, où les écrans prennent de plus en plus de place. Entre son histoire personnelle et un phénomène qui retient l’attention aux quatre coins du monde, la cinéaste Oana Suteu Khintirian s’est penchée sur la question dans le documentaire Au-delà du papier, au cinéma le 7 avril.
Au centre de la quête de la réalisatrice, la question de la mémoire s’avère omniprésente. Celle de sa propre famille, aux racines arméniennes et roumaines, dont les membres ont émigré dans divers pays. Celle plus universelle qu’on risque de perdre en même temps que les supports physiques sur lesquels elle a été imprimée.
«C’est pour ça que j’ai fait le film. Pour poser cette question : “quels sont les gestes qu’on doit garder?”» explique Oana Suteu Khintirian.
«Le changement arrive très vite, ajoute-t-elle. On fait confiance à des institutions, notamment celles qui enseignent à nos enfants. Elles ne sont pas plus sages dans ce moment de transition que d’autres. C’est dur comme parent...»
L’expérience de son fils Oran, dont l’école a par hasard effectué son virage numérique pendant la réalisation du film, teinte le documentaire. Mais la question occupait les esprits d’Oana Suteu Khintirian même avant qu’elle devienne elle-même maman.
«L’élément déclencheur a vraiment été ce reportage que j’ai vu d’une école en Arizona qui avait fait la transition. Le moment où j’ai vu les enfants crier : “no more books”… J’ai vraiment eu un coup de froid. C’est ça le monde où va vivre mon enfant?», raconte la cinéaste.
«Je voulais juste explorer, comprendre», reprend-elle.
À la fois poétique et instructif, son périple l’a amenée sur plusieurs territoires, au sens propre comme au figuré.
Entre une ville-bibliothèque menacée par le sable dans le désert de Mauritanie où des érudits protègent et numérisent des documents ancestraux et une visite dans les coulisses des Internet Archives, Oana Suteu Khintirian a fait une foule de rencontres avec des experts aux points de vue nuancés.
Ils évoquent notamment les possibilités infinies du numérique, mais soulignent les écueils qui viennent avec l’obsolescence des technologies.
Ceux qu’elle décrit comme des «partenaires de voyage» observent par ailleurs la démocratisation de l’information permise par Internet, mais notent également l’impossible hiérarchisation de celle-ci sur cette immense toile.
«Sur le Web, tout a la même valeur, explique la cinéaste. Umberto Eco disait que les bibliothèques sont comme des filtres. C’est comme dans un musée. Chaque livre a été choisi, ça crée un système de valeur. Il n’y a pas de bibliothécaire sur le Web.»
À travers cette aventure captivante, Oana Suteu Khintirian explore en parallèle ses propres archives familiales, celles que sa mère a entassées dans des valises au moment de quitter la Roumanie en toute hâte : photos anciennes, lettres échangées par ses aïeuls, etc.
Comment préserver cette mémoire, la mettre en valeur, la transmettre à la jeune génération? Encore une fois, son fils aura son mot à dire.
«La vie et le film se sont vraiment imbriqués, décrit la cinéaste. Chaque fois que j’allais vers le monde, je revenais vers moi-même. Et ça suscitait des questions pour retourner vers le monde. Mon histoire familiale a été un fil d’Ariane qui m’a fait traverser le labyrinthe, afin que je garde seulement ce qui est universel.»
Pas de solution unique
Devant les défis du virage numérique, Oana Suteu Khintirian n’apporte pas de réponse toute faite. «C’est un film d’auteur, mais je ne veux pas imposer mes conclusions aux spectateurs, assure-t-elle. Chaque communauté doit trouver ses solutions.»
Elle soulève des gestes qui se perdent, comme l’art de la calligraphie, par exemple. Elle décrit une manière différente de lire et d’apprendre quand on a toutes les infos au bout des doigts. À quoi bon les mémoriser si on sait où les trouver?
«Avec Internet, on sait ce qu’on ne sait pas», résume-t-elle.
Oana Suteu Khintirian revient à ces érudits qu’elle a rencontrés dans le désert, en Mauritanie.
«Ils ont une manière de voir cette transition qui est très lucide, ajoute-t-elle. Par rapport à la connaissance, leur réponse est d’avoir un guide. La question qu’on doit se poser, c’est : “qu’est-ce que la technologie nous apporte et qu’est-ce qu’on laisse?”»
Au-delà du papier sera présenté au cinéma dès le 7 avril.
Robots et coupe-papier
Odile Tremblay
Le Devoir 1 Avril 2023
Si une mort semble inéluctable, c’est celle des journaux papier. Je dis ça avec une pointe de mélancolie, mais aussi de réalisme. Dans quelques années au plus, les derniers quotidiens en version imprimée vont disparaître au profit de leur seule édition numérique. C’est cher ! Les écrans prolifèrent. La crise de la main-d’oeuvre touche de plein fouet le monde des camelots, vraie espèce menacée. Et puis, les quotidiens sont jetés sitôt consommés, générant des tonnes de déchets, quand on essaie collectivement de les rationner. Rien pour aider l’industrie forestière, qui encaisse le coup depuis l’amorce du processus. Les magazines, et surtout les livres, vont durer encore un temps sur leur support traditionnel. Les bibliophiles n’ont pas envie d’en douter, mais qui parmi nous se passerait d’Internet ?
Reste que le règne de l’invention de Gutenberg s’étiole. Que perd-on ? Que gagne-t-on au change ? Ça vaut pour bien des domaines. Parfois, une cause est scellée d’avance. Ailleurs, on a tout intérêt à voir venir.
En 1995, Bill Gates, fondateur de Microsoft, prédisait en liesse l’avènement d’un monde sans papier. Aujourd’hui, les signaux des bonzes de l’informatique semblent moins triomphalistes. Une première en matière d’action préventive : cette semaine, plus d’un millier de personnes (dont des chercheurs et des géants de l’électronique) signaient une pétition réclamant un moratoire de six mois sur la recherche et développement en intelligence artificielle. Elles veulent prendre le temps de s’interroger sur les risques que ces machines pleines d’attraits et de menaces font peser sur l’humanité, de créer des garde-fous et d’établir des conventions politiques sur leur gestion. Après que le contrôle des médias sociaux leur eut échappé, baliser la voie des nouveaux robots devient souhaitable. Dématérialisation, machines ouvrières et écrivaines : jusqu’ici, nos révolutions informatiques ont foncé à l’aveuglette. On en mesure à peine les débâcles et les bénéfices.
Ainsi le souligne un passionnant documentaire de l’ONF, lancé au Festival international du film sur l’art et présenté dès vendredi prochain en salle. Au-delà du papier est signé Oana Suteu Khintirian, cinéaste, scénariste et monteuse montréalaise d’origine roumaine et arménienne. À travers son périple identitaire, cette gardienne des missives de ses aïeux parcourt le monde sur les traces de la mémoire humaine et des mécanismes de conservation.
Bien des enfants, cantonnés devant l’écran, n’apprennent plus en classe l’écriture cursive, perdant ainsi l’accès à maints documents du passé. Reste à numériser des lettres à des fins de conservation. Or les données informatiques deviennent vite obsolètes, commandant d’autres transferts sous peine d’effacement. Qui connaît l’avenir des rangées de documents en ligne ou sur des rayons ? Personne.
La trame d’Au-delà du papier est personnelle et souvent poétique, mais le nombre (et la qualité) de personnes interviewées un peu partout confère au film une vraie portée universelle. Des bibliothécaires érudits d’une ville saharienne pleine de manuscrits précieux, des archivistes, des professeurs, des philosophes prennent le crachoir. Également Brewster Kahle, fondateur à San Francisco d’Internet Archive, qui tente de préserver le savoir du monde de façon plus pérenne que l’antique bibliothèque d’Alexandrie, qui serait partie jadis en flammes.
À Buenos Aires, on entend la défunte María Kodama, alors veuve du génial auteur argentin Jorge Luis Borges, relier la fameuse nouvelle La bibliothèque de Babel (publiée dès 1941) de celui-ci aux méandres infinis du Web, préfigurés par l’écrivain. Ailleurs, des enfants voient leurs manuels imprimés remplacés par des hypertextes. De petites mains applaudissent et des adultes s’inquiètent : selon les thèses relayées par le documentaire, nos cerveaux enregistrent mal les connaissances acquises par voie numérique. Celles qui demeurent gravées dans nos mémoires, comme les liens tissés entre elles, s’effilochent. Mais des possibilités d’apprentissage surgissent avec les percées de ChatGPT et consorts. Comment y voir clair ? Ce beau film stylé pose de percutantes questions existentielles.
J’ai relié ses brillants propos aux signaux d’alarme lancés par la batterie d’experts dans la pétition cette semaine. Parmi eux : Elon Musk, le patron de Twitter, Yuval Noah Harari, auteur du passionnant Sapiens, et Yoshua Bengio, spécialiste montréalais de l’intelligence artificielle. Leur voeu de réclamer à l’industrie une trêve pour voir au loin du haut de la tour est plein de sagesse. Dérapages criminels, aliénation de l’humanité par la machine ; même leurs créateurs ne saisissent pas tous les effets pervers des nouvelles technologies sur nos sociétés. Laissons-les enfin en mesurer les forces et les faiblesses. Histoire du moins de démontrer que les humains n’ont pas encore perdu leur faculté de penser.