Review in Le Devoir 1 April 2023 "Robots et coupe-papier"

Robots et coupe-papier

Odile Tremblay

Le Devoir 1 Avril 2023

Si une mort semble inéluctable, c’est celle des journaux papier. Je dis ça avec une pointe de mélancolie, mais aussi de réalisme. Dans quelques années au plus, les derniers quotidiens en version imprimée vont disparaître au profit de leur seule édition numérique. C’est cher ! Les écrans prolifèrent. La crise de la main-d’oeuvre touche de plein fouet le monde des camelots, vraie espèce menacée. Et puis, les quotidiens sont jetés sitôt consommés, générant des tonnes de déchets, quand on essaie collectivement de les rationner. Rien pour aider l’industrie forestière, qui encaisse le coup depuis l’amorce du processus. Les magazines, et surtout les livres, vont durer encore un temps sur leur support traditionnel. Les bibliophiles n’ont pas envie d’en douter, mais qui parmi nous se passerait d’Internet ?

Reste que le règne de l’invention de Gutenberg s’étiole. Que perd-on ? Que gagne-t-on au change ? Ça vaut pour bien des domaines. Parfois, une cause est scellée d’avance. Ailleurs, on a tout intérêt à voir venir.

En 1995, Bill Gates, fondateur de Microsoft, prédisait en liesse l’avènement d’un monde sans papier. Aujourd’hui, les signaux des bonzes de l’informatique semblent moins triomphalistes. Une première en matière d’action préventive : cette semaine, plus d’un millier de personnes (dont des chercheurs et des géants de l’électronique) signaient une pétition réclamant un moratoire de six mois sur la recherche et développement en intelligence artificielle. Elles veulent prendre le temps de s’interroger sur les risques que ces machines pleines d’attraits et de menaces font peser sur l’humanité, de créer des garde-fous et d’établir des conventions politiques sur leur gestion. Après que le contrôle des médias sociaux leur eut échappé, baliser la voie des nouveaux robots devient souhaitable. Dématérialisation, machines ouvrières et écrivaines : jusqu’ici, nos révolutions informatiques ont foncé à l’aveuglette. On en mesure à peine les débâcles et les bénéfices.

Ainsi le souligne un passionnant documentaire de l’ONF, lancé au Festival international du film sur l’art et présenté dès vendredi prochain en salle. Au-delà du papier est signé Oana Suteu Khintirian, cinéaste, scénariste et monteuse montréalaise d’origine roumaine et arménienne. À travers son périple identitaire, cette gardienne des missives de ses aïeux parcourt le monde sur les traces de la mémoire humaine et des mécanismes de conservation.

Bien des enfants, cantonnés devant l’écran, n’apprennent plus en classe l’écriture cursive, perdant ainsi l’accès à maints documents du passé. Reste à numériser des lettres à des fins de conservation. Or les données informatiques deviennent vite obsolètes, commandant d’autres transferts sous peine d’effacement. Qui connaît l’avenir des rangées de documents en ligne ou sur des rayons ? Personne.

La trame d’Au-delà du papier est personnelle et souvent poétique, mais le nombre (et la qualité) de personnes interviewées un peu partout confère au film une vraie portée universelle. Des bibliothécaires érudits d’une ville saharienne pleine de manuscrits précieux, des archivistes, des professeurs, des philosophes prennent le crachoir. Également Brewster Kahle, fondateur à San Francisco d’Internet Archive, qui tente de préserver le savoir du monde de façon plus pérenne que l’antique bibliothèque d’Alexandrie, qui serait partie jadis en flammes.

À Buenos Aires, on entend la défunte María Kodama, alors veuve du génial auteur argentin Jorge Luis Borges, relier la fameuse nouvelle La bibliothèque de Babel (publiée dès 1941) de celui-ci aux méandres infinis du Web, préfigurés par l’écrivain. Ailleurs, des enfants voient leurs manuels imprimés remplacés par des hypertextes. De petites mains applaudissent et des adultes s’inquiètent : selon les thèses relayées par le documentaire, nos cerveaux enregistrent mal les connaissances acquises par voie numérique. Celles qui demeurent gravées dans nos mémoires, comme les liens tissés entre elles, s’effilochent. Mais des possibilités d’apprentissage surgissent avec les percées de ChatGPT et consorts. Comment y voir clair ? Ce beau film stylé pose de percutantes questions existentielles.

J’ai relié ses brillants propos aux signaux d’alarme lancés par la batterie d’experts dans la pétition cette semaine. Parmi eux : Elon Musk, le patron de Twitter, Yuval Noah Harari, auteur du passionnant Sapiens, et Yoshua Bengio, spécialiste montréalais de l’intelligence artificielle. Leur voeu de réclamer à l’industrie une trêve pour voir au loin du haut de la tour est plein de sagesse. Dérapages criminels, aliénation de l’humanité par la machine ; même leurs créateurs ne saisissent pas tous les effets pervers des nouvelles technologies sur nos sociétés. Laissons-les enfin en mesurer les forces et les faiblesses. Histoire du moins de démontrer que les humains n’ont pas encore perdu leur faculté de penser.