Le fameux «virage numérique» s’accélère depuis quelques années. On le vit dans nos médias, dans nos écoles et dans nos habitudes quotidiennes, où les écrans prennent de plus en plus de place. Entre son histoire personnelle et un phénomène qui retient l’attention aux quatre coins du monde, la cinéaste Oana Suteu Khintirian s’est penchée sur la question dans le documentaire Au-delà du papier, au cinéma le 7 avril.
Au centre de la quête de la réalisatrice, la question de la mémoire s’avère omniprésente. Celle de sa propre famille, aux racines arméniennes et roumaines, dont les membres ont émigré dans divers pays. Celle plus universelle qu’on risque de perdre en même temps que les supports physiques sur lesquels elle a été imprimée.
«C’est pour ça que j’ai fait le film. Pour poser cette question : “quels sont les gestes qu’on doit garder?”» explique Oana Suteu Khintirian.
«Le changement arrive très vite, ajoute-t-elle. On fait confiance à des institutions, notamment celles qui enseignent à nos enfants. Elles ne sont pas plus sages dans ce moment de transition que d’autres. C’est dur comme parent...»
L’expérience de son fils Oran, dont l’école a par hasard effectué son virage numérique pendant la réalisation du film, teinte le documentaire. Mais la question occupait les esprits d’Oana Suteu Khintirian même avant qu’elle devienne elle-même maman.
«L’élément déclencheur a vraiment été ce reportage que j’ai vu d’une école en Arizona qui avait fait la transition. Le moment où j’ai vu les enfants crier : “no more books”… J’ai vraiment eu un coup de froid. C’est ça le monde où va vivre mon enfant?», raconte la cinéaste.
«Je voulais juste explorer, comprendre», reprend-elle.
À la fois poétique et instructif, son périple l’a amenée sur plusieurs territoires, au sens propre comme au figuré.
Entre une ville-bibliothèque menacée par le sable dans le désert de Mauritanie où des érudits protègent et numérisent des documents ancestraux et une visite dans les coulisses des Internet Archives, Oana Suteu Khintirian a fait une foule de rencontres avec des experts aux points de vue nuancés.
Ils évoquent notamment les possibilités infinies du numérique, mais soulignent les écueils qui viennent avec l’obsolescence des technologies.
Ceux qu’elle décrit comme des «partenaires de voyage» observent par ailleurs la démocratisation de l’information permise par Internet, mais notent également l’impossible hiérarchisation de celle-ci sur cette immense toile.
«Sur le Web, tout a la même valeur, explique la cinéaste. Umberto Eco disait que les bibliothèques sont comme des filtres. C’est comme dans un musée. Chaque livre a été choisi, ça crée un système de valeur. Il n’y a pas de bibliothécaire sur le Web.»
À travers cette aventure captivante, Oana Suteu Khintirian explore en parallèle ses propres archives familiales, celles que sa mère a entassées dans des valises au moment de quitter la Roumanie en toute hâte : photos anciennes, lettres échangées par ses aïeuls, etc.
Comment préserver cette mémoire, la mettre en valeur, la transmettre à la jeune génération? Encore une fois, son fils aura son mot à dire.
«La vie et le film se sont vraiment imbriqués, décrit la cinéaste. Chaque fois que j’allais vers le monde, je revenais vers moi-même. Et ça suscitait des questions pour retourner vers le monde. Mon histoire familiale a été un fil d’Ariane qui m’a fait traverser le labyrinthe, afin que je garde seulement ce qui est universel.»
Pas de solution unique
Devant les défis du virage numérique, Oana Suteu Khintirian n’apporte pas de réponse toute faite. «C’est un film d’auteur, mais je ne veux pas imposer mes conclusions aux spectateurs, assure-t-elle. Chaque communauté doit trouver ses solutions.»
Elle soulève des gestes qui se perdent, comme l’art de la calligraphie, par exemple. Elle décrit une manière différente de lire et d’apprendre quand on a toutes les infos au bout des doigts. À quoi bon les mémoriser si on sait où les trouver?
«Avec Internet, on sait ce qu’on ne sait pas», résume-t-elle.
Oana Suteu Khintirian revient à ces érudits qu’elle a rencontrés dans le désert, en Mauritanie.
«Ils ont une manière de voir cette transition qui est très lucide, ajoute-t-elle. Par rapport à la connaissance, leur réponse est d’avoir un guide. La question qu’on doit se poser, c’est : “qu’est-ce que la technologie nous apporte et qu’est-ce qu’on laisse?”»
Au-delà du papier sera présenté au cinéma dès le 7 avril.